Depuis lundi, ils sont des millions à travailler chez eux… sans sortir. Une révolution de bureau qui, entre énervements, bugs ou réussites inattendues, restera comme un tournant historique.
Par Olivia Détroyat
Vous avez 257 notifications WhatsApp.» Ce vendredi soir, Laurent Herlin, directeur général des salaisons savoyardes Henri Raffin, le concède: «Le week-end sera le bienvenu.» Comme des millions de salariés et de chefs d’entreprise français, le patron de cette PME de Savoie voit se terminer la fin d’une folle semaine. Celle où la France a basculé dans le télétravail généralisé.
Plus précisément une partie de la France. Depuis lundi 16 mars, date de fermeture des écoles et veille du quasi-confinement déclaré par Emmanuel Macron, le monde des salariés du secteur privé est ainsi coupé en trois. Il y a d’abord les employés - plus de 660.000 - mis au chômage technique faute d’activité ; ensuite ceux dont l'entreprise fonctionne toujours, sortent pour aller travailler ; enfin ceux, des millions de cadres, salariés de bureaux, informaticiens, comptables, commerciaux ou patrons d'entreprise confinés chez eux, pour travailler à domicile.
Les grèves de décembre et janvier avaient déjà donné à certains d’entre eux un avant-goût de ce que signifiait «travailler de chez soi». Mais à petite dose… Et pour moins de 30 % des salariés français. Cette fois, pas d’exception pour tous les «cols blancs». Assignés presque de force à résidence, des millions d’entre eux ont appris cette semaine à travailler différemment. À jongler, seul ou en famille, entre travail, bugs informatiques, gestion de la maison ou contraintes de ravitaillement. Le tout sans pouvoir s’aérer la tête ou se dégourdir les jambes. Une véritable révolution de bureau.
Ce grand big bang du travail a commencé vendredi 13 mars à l’annonce de la fermeture des crèches et des écoles. Rendues à l’évidence de l’obligation pour leurs employés de garder les enfants et pressentant le confinement tout proche, des milliers d’entreprises ont commencé à se réorganiser. Chez Henri Raffin, les salariés sont ainsi partis avec leur PC fixe dans le coffre. Avec une première urgence: mettre les services informatiques en ordre de marche pour assurer les bonnes connexions à distance. Un casse-tête qui a obligé certains à sortir les couteaux suisses en début de semaine. Comme Damien, consultant informatique de 45 ans dans une grosse SSII en région parisienne. Bien qu’habitué à télétravailler une journée par semaine, il a vécu des jours éprouvants. Malgré sa fibre Free, son réseau informatique «rame», probablement parce que trop de clients se connectent en même temps. Résultat, impossible de participer à la visioconférence quotidienne de son service prévue à 17 heures. Jeudi, il a eu recours à un moyen de fortune: il a appelé un de ses collègues sur son mobile pour mettre son téléphone proche de l’ordinateur. Une astuce pour que ceux connectés à la visioconférence entendent ses interventions vocales.
Téléphone permanent
«Ce n’est pas difficile de joindre ses collègues. Mais il y a eu une grosse inertie au départ avec un redémarrage jeudi», confirme un cadre supérieur dans un magazine mensuel. Ces bugs de premiers jours réglés, chaque foyer a tenté de s’organiser pour travailler avec le maximum de sérénité. Avec plus ou moins de réussite. Chez Jeanne, qui travaille dans une association, et son mari Thomas, consultant, on s’organise… militairement. À savoir par quart en alternant travail et garde sur 4 plages horaires, entre 6 et 21 heures. Obligatoire avec des jumelles de 18 mois dans 50m2! Même organisation de fortune chez Julie et son mari, journalistes tous les deux: «On s’est organisés avec les voisins: un appartement consacré au boulot et un autre avec les enfants, avec un roulement des adultes.» L’organisation n’a toutefois pas tenu très longtemps, un des couples ayant déserté la capitale.
Dans ce confinement, difficile de séparer travail et vie personnelle. On ne compte plus les coups de téléphone professionnels égayés de rires – ou de cris – d’enfants. Si la compréhension est de mise, certains interlocuteurs ont les nerfs moins solides. À plusieurs reprises, Sybille a dû couper son micro, les bruits de touches de son clavier empêchant manifestement son interlocuteur de se concentrer. Compliqué pour des échanges constructifs…
Pour beaucoup, le téléphone sonne aussi en permanence, y compris pendant les repas. En cause: les mails, SMS et multiples groupes WhatsApp, professionnels et personnels pour garder le lien entre les équipes. Sans compter les transferts de vidéos ou bons mots pour détendre l’atmosphère: «J’ai créé un fil à part pour les blagounettes, car sinon, cela polluait trop le travail», explique Stéphane, qui dirige une agence de communication tourangelle de treize personnes. Cette ambiance chahutée oblige les sociétés à faire preuve de compréhension: «On ne peut évidemment pas demander la même productivité aux collaborateurs, reconnaît Elsa Canetti, DRH chez la foncière Covivio qui gère un patrimoine immobilier de 23 milliards d’euros. Nous avons demandé aux managers de recaler de nouveaux objectifs avec leurs équipes.»
Le Figaro